J’ai rendez-vous avec elle à 14 h 30. Elle habite juste en face de chez nous, sur la place. Paraît-il que c’est une aubaine, une telle proximité pour laisser son enfant chez une assistante maternelle, vazy fonce m’a dit le coeur des parents expérimentés. J’y vais, même si je me suis faite à l’idée de la garde à domicile, partagée avec une autre famille.
Quand la porte s’ouvre, c’est une petite femme menue, blonde et pâle qui m’ouvre, s’efface devant moi et mon encombrant chargement (l’Héritier ronflant dans sa nacelle). L’appartement est surchauffé, il y fait presque moite. Ce qui convient tout à fait à l’énorme tortue de Floride, qui flotte tristement dans son aquarium, au milieu du salon. Il flotte encore l’odeur du repas de midi, indéfinissable. Ca me saute tout de suite aux yeux, ça imprègne les murs, ça se sent. Pas la misère, pas le dénuement complet, mais une certaine modestie, une petitesse qui essaie de se cacher, de donner le change au visiteur. Pourtant je ne vois que ça. Les meubles, épars et rares, faits de bric et de broc, qui ont l’air de vouloir prendre la tangente. La toile cirée appliquée sur la table, mille et une fois scotchée. Une télé, antédéluvienne, posée dans un coin. Le papier peint, déchiré ça et là. Un des petits qu’elle gardait, qu’elle m’explique. Dans le salon, un parc pour enfants, remplis de jouets un peu défraîchis. Elle me montre sa chambre, où dorment les enfants. L’air y est plus respirable, elle maintient la température à 18° pour les enfants, m’explique-t-elle. Les petits lits rangés contre les murs. Avec une turbulette toute élimée, mais propre et bien pliée au fond. Je supporte mal ce voyeurisme forcé, forcée que je suis de jauger non seulement de sa capacité à s’occuper d’un nourrisson (et pour cela, je suis encore moi-même novice), mais aussi les moyens matériels qu’elle met à disposition pour l’accueillir, la prunelle de mes yeux. Et je le vois bien, ils sont modestes ces moyens, soignés mais étriqués.
Je fournis tout le matériel me dit-elle. Sauf les couches et le lait. Ca coûte tellement cher le lait. Je hoche la tête, en signe d’assentiment (en fait je l’ignore, j’en ai jamais acheté). Et je fais les repas moi-même, avec des produits frais du marché. 3 euros le repas (1,5 euros quand l’enfant à moins d’un an), 1 euro le goûter (50 centimes avant un an). Elle continue sa litanie des tarifs, l’air contrit. Le taux horaire (2 euros 90). Je prends pas d’heures supplémentaires, je suis souple garantit-elle. Le forfait d’entretien (2 euros 50 par jour). Elle m’explique, me justifie toute dépense, dans les moindres détails, en se tordant nerveusement les mains. Elle ne veut pas laisser croire qu’elle abuse. Parce qu’elle sait que les nounous abusent, me dit-elle, mais qu’elle sait combien ce qui est important, c’est de bien prendre soin des enfants des autres. Oui, vous avez raison. Mille fois raison.
Je lui demande pourquoi elle n’avait plus d’enfants ces derniers mois. C’est alors qu’elle ouvre les vannes, me raconte tout. Les petits qu’elle gardait, qui ont grandi, qui sont partis à l’école, c’est normal mais ça fait de la peine. Les derniers mois difficiles, sans travail en attendant de retrouver des enfants. Et y’a eu le divorce, prononcé en mars 2007 précise-t-elle. Son fils, qui a 7 ans, et qui va à l’école, juste derrière chez nous. C’est elle qui a la garde, lui ne peut pas, il fait les trois huit l’excuse-t-elle. D’ailleurs, si ça me dérange pas, elle voudrait que la garde du petit se finisse plus tôt le vendredi, parce que le vendredi, elle aide au foyer des sans-abris. Je la vois faire défiler sa vie sous mes yeux. Elle ne se plaint pas, elle ne larmoie pas, elle expose juste comme ça, ce qui constitue son lot quotidien, cet ensemble de contraintes, de petits malheurs et de grandes difficultés qui font qu’au final, pour elle, la vie, ce n’est pas une partie de plaisir tous les jours. Pas souvent d’ailleurs. Et pourtant elle consacre de son temps à encore plus nécessiteux. Quand elle prend Gaspard dans ses bras, elle respire la douceur et la gentillesse. Mais ses yeux restent tristes, ailleurs.
Un mélange de honte et de soulagement s’empare de moi quand je quitte finalement le petit appartement. Honte de la pitié que m’inspire cette dame, courageuse, travailleuse mais tellement triste et résignée. Honte de vouloir viscéralement éviter à mon enfant cet environnement, lui qui est né sous une meilleure étoile, ou du moins dans un foyer plus cosu. Soulagée de l’alternative qu’elle m’a laissée, en me disant que si je ne voulais pas de la place pour mon petit, deux autres familles étaient en attente.
Chienne de vie …